Compte-rendu de la conférence débat sur le Concorde
avec Claude-Alain Sarre, ex-Président de Citroën, Docteur ès Lettres de l'Université de Provence
le 15/01/2003

Si vous désirez joindre Claude-Alain Sarre ou êtes intéressé par son ouvrage, cliquez-ici.

Claude-Alain Sarre a réalisé un véritable travail d'historien dans son livre "Le dossier-vérité du Concorde 1959-2000" (Les Éditions Aéronautiques, 2002). Pour cela, il a analysé des masses de documents, rendu publics des témoignages inédits, compilé une matière première paradoxalement inexploitée jusqu'à présent.

Devant un auditoire nombreux et attentif, Claude-Alain Sarre a mené son exposé autour des 3 thèmes suivants :

  • Pourquoi a-t-on construit Concorde ?
  • Pourquoi Concorde ne s'est pas vendu ?
  • Un successeur au Concorde ?

Pourquoi a-t-on construit Concorde ?

Le milieu des années 50 a vu le succès de la Caravelle, avec 280 exemplaires vendus. Vers 1959-1961, la question se pose au niveau du Ministère des Armées (autorité de tutelle de l'industrie aéronautique à l'époque) : et maintenant ? quel avion construire pour succéder à la Caravelle ?

Deux options possibles :

  1. Faire un porteur pouvant emporter plus de passagers, avec des performances analogues à la Caravelle
  2. Développer un appareil permettant de transporter plus vite le même nombre de personnes.

La logique technocrate l'emportera : poursuivre la course à la vitesse, en dépassant le mur du son. Les mots "exige", "inéluctable" sont employés… sans aucune analyse commerciale, de rentabilité, de besoin du client. Les avertissements de responsables comme Henri Ziegler (Président de Sud-Aviation) ou Joseph Roos (Président d'Air France) ne sont pas entendus.

Pourquoi l'avion ne s'est pas vendu ?

"Ne s'est pas vendu" est bien la phrase qui convient, puisque le Concorde a été imposé aux compagnies nationales Air France (4 appareils) et la BOAC, futur British Airways (5 appareils) ; les 5 exemplaires restant ont ensuite été donnés à Air France et BOAC. 58 options avaient cependant été prises par 16 compagnies avant même le 1er vol d'essai…

Pour Claude-Alain Sarre, les deux causes couramment citées pour expliquer la mévente de Concorde, à savoir d'une part le choc pétrolier des années 70, et d'autre part l'opposition américaine sont fausses :

  • La première ne peut être vraie chronologiquement, car le choc est intervenu plusieurs mois après les annulations d'option des compagnies étrangères (il n'a certes pas amélioré par la suite la rentabilité de l'appareil).
  • En ce qui concerne les Etats-Unis, seul le Port Authority de New York (propriétaire de l'aéroport de NY) s'est opposé au Concorde.

Les raisons sont à chercher ailleurs. Ce sont principalement les suivantes :

  • Le programme a été trop long et trop cher (15 ans, 130 Md de Francs).
  • Le Concorde n'est pas rentable, même avant la flambée du pétrole : l'avion est exploité moins de 2 heures par jour chez Air France, les calculs de rentabilité ayant été faits pour au moins 8 heures.
  • Le Concorde ne correspond pas au besoin du client. Le rayon d'action est trop court : on ne peut partir ni de Francfort, ni de Milan pour rejoindre New York. Sur la liaison Paris - New York, le temps gagné à l'aller est perdu au retour (départ à 8 heures le matin, arrivée à 17h30 à Roissy, la journée est donc perdue). De nombreux passagers préfèrent rentrer en passant la nuit (presque) confortablement installés dans un avion "classique". Les utilisateurs de Concorde sont plutôt là pour faire partie du "Club" !
  • Enfin, les problèmes d'environnement : bruit au décollage, "bang"… sont toujours présents.

Un successeur au Concorde ?

Malgré les nombreux projets dans les tiroirs des constructeurs (comme le Falcon supersonique de Dassault), Claude-Alain Sarre est plutôt pessimiste :

  • Le problème de survol des terres est toujours présent.
  • L'expérience a montré qu'il est difficile d'atteindre la rentabilité, et les incidents techniques sont plutôt supérieurs à la moyenne.
  • Les nouveaux outils de communication diminuent le besoin de rencontre physique entre les personnes.
  • Enfin, il n'existe pas actuellement de moteurs convenant au besoin bien particulier du vol supersonique de longue durée.

Documents remis lors de la présentation, reproduction avec l'aimable autorisation de l'auteur

Quelques déclarations sur le Concorde

Lettre adressée par P. Messmer, Ministre des Armées, et R. Buron, Ministre des Transports, à Michel Debré, Premier Ministre : « Sous peine de perdre sa place dans la construction civile mondiale – et de perdre d'une façon probablement définitive --, la France doit lancer maintenant une opération d'envergure, et l'évolution de la technique exige qu'il s'agisse d'une opération supersonique » (19/10/1961).

Henri Ziegler, Président de Sud-Aviation 1968/1973 : « En 1961, j'ai expliqué au Gouvernement que c'était l'avion qu'il ne fallait pas faire. Je savais que la qualité d'un avion, sa valeur, c'était sa rentabilité. Or Concorde m'apparaissait comme commercialement absurde : il était trop petit et il n'avait pas assez de rayon d'action. Mon point de vue a triomphé, en ceci que personne ne l'a acheté » (juin 1992).

Joseph Roos, Président d'Air France 1961/1967 : « Faites-moi la grosse Julie (un supersonique moyen-courrier, préfiguration de l'Airbus) avec 150 passagers au plus, au lieu d'un supersonique dont personne ne peut me dire le prix de revient au kilomètre, ni le prix de vente » (au Commissariat Général du Plan, 15/9/1961).

Lucien Servanty, Directeur du Bureau d'Etude de Sud-Aviation : « Ca m'intéresse beaucoup plus de faire un avion de transport supersonique, plutôt que la grosse Julie » … « Et maintenant, le moyen-courrier, c'est dans la poche » (1962).

Le Général de Gaulle, Président de la République : « Bon, bon, très bien, faisons le Concorde. Je m'étais pourtant habitué à l'idée qu'on ne le ferait pas, qu'on ferait quelque chose de plus rentable, de plus commercial. Nous ne pouvons plus reculer, puisque les Anglais ne reculent pas, mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne affaire, c'est tellement cher » (21/1/1965). Alain Peyrefitte, qui rapporte ce propos : « Le Général a un ton résigné : on ne peut pas faire autre chose que de poursuivre ».
De Gaulle, Conseil des Ministres du 2/2/1966 : « Ce Concorde est un gobe-millions… Mac Namara disait : " Les experts mentent, les industriels mentent " et j'ajoute : " Les administrations laissent passer les mensonges ". Si on abandonne, c'est un trou qui nous coûtera très cher. Nous aurons sur les bras Sud-Aviation, la SNECMA, etc. Il faudra recaser les gens et on ne saura pas où les mettre… Je pense qu'il y a bien des désordres et des chevauchements, des initiatives qui en remplacent d'autres, etc. Ces façons de gérer sont au-dessous du médiocre.».

Georges Pompidou, Premier Ministre : « Le Concorde est une erreur grandiose » (jugement rapporté par le Général Arrouays, attaché à son Cabinet de 1965 à 1968).

Pierre Messmer, Ministre des Armées 1960/1968 : « L'Airbus sera un bon appareil, que l'on vendra en série, avec bénéfice. Ce ne sera pas une entreprise hasardeuse comme le Concorde » (au Conseil des Ministres du 17/5/1967).

Jean Forestier, Directeur Général du Programme Concorde 1966/1968 : « Si vous cherchez un sacrifice, fût-il très douloureux, mais qui s'avère finalement rentable et vous permette vraiment d'assainir l'industrie aéronautique, arrêtez Concorde avant qu'il nous ait conduits au suicide » (au Ministère des Finances, 14/10/1968, deux semaines avant qu'il ne démissionne de son poste).

Alors, pourquoi avoir persévéré dans une voie que beaucoup savaient fausse ?

Souvenirs de Jean Peyrelevade, fonctionnaire à la Direction Générale de l'Aviation Civile 1964/1973 : « Dans les années 1960, il y avait dans les Ministères un tel terrorisme qu'énoncer des réserves au sujet du Concorde était impossible. Ainsi, l'Ingénieur Général de l'Armement Gérardin a été mis en retraite anticipée pour avoir exprimé ses "états d'âme", et Jean Forestier a préféré démissionner, mois de trois ans après sa nomination à son poste de Directeur Général » (10/2002).

Souvenirs de Jean Saint-Geours, Directeur de la Prévision 1965/1967, administrateur de Sud-Aviation : « En 1966, j'ai remis un rapport à mon Ministre, Michel Debré : " L'entreprise est insensée, aucune chance d'aboutir et de ne pas se ruiner… Il faut arrêter au plus vite ! ". Mais malgré les efforts de Jean Forestier, c'est comme si les rapports n'existaient pas : les constructeurs et leur tutelle technique continuaient à officialiser des histoires funambulesques » (9/2002).

Analyse d'Henri Martre, Président de l'Aérospatiale 1983/1992 : « Monsieur Sarre, vous le savez bien, en France, quand un grand truc comme ça est lancé, plus personne ne peut l'arrêter, plus personne ! » (11/2000).

Deux jugements venant de l'étranger, fin 1975 / début 1976

K. Hammarskjöld, Directeur Général de l'Association Internationale du Transport Aérien, trois mois avant la mise en service du Concorde : « Il y a quinze ans, les constructeurs français et britanniques ont cru qu'il fallait donner la priorité à la vitesse. Il apparaît que d'autres choix auraient été plus judicieux » (31/10/1975).

Suddeutsche Zeitung, journal de Munich : « Avec le Concorde, on est en présence d'un phénomène nouveau : un excellent produit de la technique a échouer. La machine franchit le mur du son, mais ne passe pas les barrières économique et écologique, qui, pendant le long développement de l'appareil, n'ont fait qu'augmenter. Le bruit des moteurs et le bang sonique, la forte consommation de carburant et le rayon réduit "gâtent" la carrière d'un avion qui, en fin de compte, est condamné comme symbole d'une croyance aveugle dans le progrès » (21/1/1976, jour du premier vol commercial).

Trop tard

Oui, il était beau et il a fait rêver les Français « La seule excuse valable, quand on crée un objet inutile, c'est de l'admirer intensément » (Oscar Wilde, 1891).


Le Concorde a-t-il retardé de plusieurs années la sortie de l'Airbus ?

1) En 1959/61, le grand débat oppose la technostructure des Ministères qui, avec le soutien des industriels, est convaincue que le succès du transport supersonique commercial est « inéluctable », même en moyen-courrier (« Même sur une étape aussi courte que Paris – Rome, un avion supersonique en concurrence avec des subsoniques écrasera ces derniers au point de vue remplissage », note ministérielle 10/1961), à Air France, qui repoussant farouchement cette hypothèse, défend avec ténacité, pour succéder à la Caravelle, le projet d'un avion subsonique de « 150 passagers ou plus », que son Président, Joseph Roos, appelle « la grosse Julie ».

2) La querelle est définitivement tranchée par la lettre adressée par Pierre Messmer (Ministre des Armées) et Robert Buron (Transports) à Michel Debré le 19/10/1961, où ils affirment « L'évolution de la technique exige qu'il s'agisse d'une opération supersonique ». Malgré ce choix, la position d'Air France et de la BOAC reste très ferme. Faute d'avoir été entendues, elles rappellent à leur tutelle respective qu' « elles utiliseront ces avions si, techniquement et économiquement, leur emploi est justifié ».

3) Au Conseil des Ministres du 28/10/1964, deux jours après que G. Pompidou ait reçu le message d'Harold Wilson exprimant ses "doutes légitimes" sur le Concorde, Marc Jacquet (Transports) réagit avec force : « Ou il faut continuer hardiment, ou il faut tout arrêter (…) Trente mille ouvriers seraient employés à la construction du Concorde. Ca assure le plan de charge de l'aviation jusqu'en 1975. Ou alors, il faudrait effacer cette opération Concorde, et faire l'aérobus, ou "gallion", gros porteur internationalement valable, qu'il faudrait vendre à 200 exemplaires pour l'amortir ». Eh oui, Marc Jacquet, il faudrait effacer… C'est bien Ou l'un, Ou l'autre !

4) Jean Delacroix, en charge du suivi de l'opération Concorde à la Direction des Transports Aériens du Ministère des Transports 1962/1967, et qui faisait partie du Comité Permanent des Fonctionnaires franco-britanniques, m'a dit qu'il avait remis en juillet 1965 à son Directeur, Robert Vergnaud, un rapport destiné au Commissariat Général du Plan au moment de la préparation du Vème plan : il insistait sur la nécessité de prévoir des crédits d'études importants pour l'Airbus puisque « le Concorde ne pouvait avoir qu'un marché limité » ; son rapport, me dit-il avec des regrets rétrospectifs, aurait été bloqué par son Directeur, Robert Vergnaud ; en tout cas, il n'a pas été transmis au Plan.

5) M. Anthonioz, Rapporteur à l'Assemblée Nationale du Budget 1967 de l'Aviation Civile, écrit en octobre 1966 : « Dans le budget 1966 (donc en octobre 1965), on avait inscrit, pour l'Airbus, un crédit d'étude de 5 millions. Plus aucun crédit n'est prévu dans le budget 1967. A défaut de l'adoption du projet Airbus, d'ici peu d'années, notre industrie risquera de se trouver uniquement orientée sur la construction de Concorde, avion de type particulier, donc de marché assez limité (…). L'Airbus reste notre chance, il faut la saisir rapidement. De cette intention, le budget 1967 ne porte aucune trace. Nous le regrettons ».

6) Pierre Messmer, Ministre des Armées, déclare au Conseil des Ministres du 17/5/1967 : « L'Airbus sera un bon appareil, que l'on vendra en série, avec bénéfice. Ce ne sera pas une entreprise hasardeuse comme le Concorde ».

7) En 1968, la répartition des crédits de la Direction des Essais en vol de Sud-Aviation est a suivante : Concorde 89 %, Caravelle 6 %, Airbus 5 %.

Finalement, le premier vol commercial de l'Airbus aura lieu en mai 1974 (20 mois avant celui de Concorde). Il paraît évident que, si en 1961 ou 1964, la décision avait été prise en faveur d'un « gros porteur » subsonique, et non pas d'un supersonique, l'Airbus aurait pu être lancé plusieurs années plus tôt (4, 5, 6 ans ?).

Rappelons enfin que la plupart des solutions singulières du Concorde ne se retrouvent pas sur l'Airbus : les moteurs permettant de voler à Mach 2, l'alliage Au2GN, l'aile gothique, le poste de pilotage (Gabriel Aupetit, qui a dirigé pendant 12 ans la Division Concorde et Airbus d'Air France, et qui pourtant déclare "une affectation toute personnelle" pour le Concorde, écrit : « Ce sera vraisemblablement le dernier avion doté d'un poste de pilotage si impressionnant par le nombre d'instruments. Quelle différence avec les avions de la nouvelle génération style Airbus A310 et A320 avec cockpit à écrans cathodiques ! »), les trains d'atterrissage et les pneus qui ont posé bien des problèmes – pas seulement à Gonesse en juillet 2000 – le nez basculant, etc., tout cela n'existe que sur le Concorde, pas sur l'Airbus. Un expert complèterait facilement cette courte liste, bien mieux que moi.



Au cours de cette soirée, Claude-Alain Sarre nous a montré sa brillante connaissance du sujet ; certains spécialistes dans la salle ont pu être frustrés par l'absence d'éléments techniques, mais l'orateur nous avait prévenus ! Les anciens utilisateurs du Concorde nous ont fait part de leur expérience (nostalgie, nostalgie…). La question du lien entre le succès de l'Airbus et l'aventure Concorde a bien sûr fait débat. Enfin, l'orateur a trouvé un auditeur particulièrement vigilant -- et redoutable contradicteur sur la position des Etats-Unis ! -- en la personne de Henri Perrier, ingénieur navigant responsable des essais Concorde, avant de devenir Directeur des essais en vol de la Division avions de l'Aérospatiale

Selon la tradition, l'auteur a dédicacé son ouvrage. Discussions et échanges de souvenirs se sont poursuivis lors du repas. Une très bonne soirée aux Arcenaulx organisée par nos amis de Sup'Aéro !

Liens sur le Concorde : nombreux, voir en particulier le Site des "Concorde Lovers"

Compte-rendu rédigé par Philippe Rose (79), Président.


Retour aux manifestations de l'année 2003

Si vous désirez joindre Claude-Alain Sarre ou êtes intéressé par son ouvrage, cliquez-ici.

Copyright © 1999-2011 - Association des Centraliens - Groupe de Provence
Charte Internet, vie privée