Compte-rendu du dîner conférence "Provence, terre de chimie"
avec Philippe Mioche et Xavier Daumalin, historiens
le 25/03/2003
Compte-rendu rédigé par Alexandre Bourgne (2000)

Cette étude « Provence, terre de chimie » a été réalisée à l’occasion du centenaire de l’Union des Industries Chimiques de Provence par 2 historiens de l’Université d’Aix-Marseille : MM. Philippe MIOCHE et Xavier DAUMALIN.

Avec sa capacité d’innovation, son implantation historique et ses liens avec l’environnement, la chimie entretient des relations étroites avec l’histoire sociale de la Provence. Des figures illustres apparaissent au détour des mutations profondes qu’a connues le secteur : Schloesing, Solvay, Balard, Chaptal… grands entrepreneurs, habiles stratèges, ils ont contribué à la réussite de sociétés aujourd’hui renommées.

Les auteurs ont retracé cette fresque à travers des exposés riches et intéressants, et, habiles stratèges eux aussi, ont su parsemé leur propos d’anecdotes croustillantes : connaissez-vous l’origine du nom Pechiney ? La réponse vous surprendra peut-être… en fin de ce compte-rendu !


Première partie : La chimie en Provence avant 1914
Intervenant : M. Xavier DAUMALIN

La chimie est une industrie séculaire en Provence. Il existe des savonneries à Marseille depuis le XIVe s., et le soufre est exploité dès le XVIIe s. Elle atteint son apogée au cours du XIXe. A la veille de la première guerre mondiale, cette industrie subit la concurrence d’entreprises étrangères, plus modernes, mieux structurées. Les principales filières sont sur le déclin. Pourtant, certains secteurs rebondissent. Cette période illustre comment les industries chimiques ont reçu de plein fouet puis intégré le modernisme et la réactivité anglo-américaine.

Les grands marchés sur le déclin

Savonnerie à MarseilleLe savon

Au XIXe, l’industrie chimique phare de la Provence est le savon. On compte en 1911 pas moins de 40 entreprises, produisant 2000 tonnes, soit 50% de la production française. Ces entreprises ont une structure ancienne inadaptée à l’évolution du marché : trop nombreuses, divisées, elles manquent de fonds de roulement. Les huileries, principales clientes des savonneries, ont découvert de nouveaux débouchés : margarine, végétaline. Elles imposent leurs prix aux savonniers. Dans ce contexte difficile, ces derniers doivent aussi concurrencer l’anglais Lever, qui met en place un modèle d’entreprise intégrée, avec une forte concentration verticale, et une maîtrise interne des coûts. Lever possède des savonneries, des huileries, et dispose de ses propres voies maritimes. L’anglais s’installe à Marseille en 1913. Les savonneries ne peuvent résister.

Le soufre

Cette industrie connaît une forte croissance au cours du XIXe s. Les entreprises marseillaises, leader mondial au début du siècle ont comme principal concurrent les américains, à travers les « Raffineries Internationales de Soufre » (RIS), qui représentent 20% du marché. Un nouveau procédé, le procédé FRASCH, vient révolutionner ce marché. Il permet de s’approvisionner en Louisiane. Les américains, comme dans la compétition entre Lever et les savonniers, ont une organisation moderne et verticale (liaisons maritimes) qui leur permet de s’imposer sur les entreprises marseillaises.

La soude

Usine Solvay de SalinsEn 1911, on compte 20 soudières en Provence : Marseille, Septêmes, Istres, et même Porquerolles ! A tel point qu’on parle du « littoral de la Soude ». Toutes ces soudières utilisent le même procédé : le procédé Leblanc. Or ce marché est bouleversé par le nouveau procédé Solvay, moins cher et moins polluant. Pour résister, les entreprises tentent de développer la filière de la soude à l’ammoniac, notamment à Salins et dans le Vaucluse. Mais Solvay implante une usine à Marseille et en 1902 les marseillais renoncent à produire de la soude. Mais d’autres horizons se profilent pour les soudières…

Le rebond et les nouveaux débouchés

Les engrais

Affiche des engrais SchloesingNe pouvant rivaliser avec leurs concurrents, les soudières Leblanc changent de stratégie et se reconvertissent dans la production du Chlore (HCl) et de l’acide sulfurique (H2SO4), avec comme débouché les marchés du sel et des engrais chimiques.
Des politiques commerciales innovantes sont développées : pour promouvoir les engrais chimiques dans le monde de l’agriculture, Schloesing crée « la gazette des champs ». Il distribue également aux instituteurs une mallette de travaux pratiques contenant de petites doses d’engrais afin que la jeunesse rurale puisse en observer durant la classe les effets prodigieux. En 1906, la gazette des champs est tirée à 250 000 exemplaires !
L’acide sulfurique trouve aussi de nouveaux débouchés auprès des raffineries de pétrole, car il intervient dans la réaction permettant de passer du brut au pétrole lampant, utilisé pour l’éclairage.

L’alumine

Pechiney - ConstructionCette industrie se développe fortement à partir de 1890. BAYER crée en 1892 une usine à Gardanne (loin des sites d’extraction de la bauxite car le procédé consommait 4 fois plus de charbon que de bauxite). On compte aussi 2 autres sites à La Barasse et St-Louis.
En 1913, Marseille est le leader mondial de l’alumine.

L’acide tartrique

En 1890, l’entreprise LEGRE-MANTE et Cie exploite le procédé Napoléon GLADYSZ pour produire de l’acide tartrique. En 1913, elle produit 1300 tonnes, soit 30% de la production mondiale, et est leader de ce marché.

Bilan

Malgré les faiblesses structurelles de la chimie provençale face aux concurrents étrangers, les entreprises ont fait preuve d’un sens de l’innovation pour se créer de nouveaux débouchés et couvrir de nouveaux marchés.


Seconde partie : De 1914 à nos jours
Intervenant : M. Philippe MIOCHE

Les grandes évolutions de 1913 à aujourd’hui

La première guerre mondiale

Le conflit mondial de 1914 amène l’Etat à créer de nouvelles usines pour alimenter cette guerre. Ainsi naissent les sites de St-Auban, construit en 4 mois par Pechiney sur la Durance, des Lecques et de Port-de-Bouc. Cette période voit la fermeture du site d’Alumine de St-Louis / Les Aygalades. C’est Pechiney qui est à l’origine de leur chute : profitant du climat anti-allemand il déclenche une cabale contre son concurrent, en lançant : « Ils produisent des obus allemands ! » (l’exploitant était une société suisse).
Les années 20 voient le déclin des marchés de l’huile et du savon. Mais la France récupère des parts dans les puits irakiens, et les sites de Berre, Lavéra et la Mède commencent à émerger.
Sur le plan social, c’est également la négociation des premières conventions collectives.

La seconde guerre mondiale et les « trente glorieuses »

A l’issue de la seconde guerre mondiale, la pétrochimie bénéficie largement du plan Marshall, grâce à un important transfert de compétences de la part des américains. Naphtachimie est créé en 1947.
La consommation de masse pousse ce secteur avec notamment l’industrie du textile et du disque. C’est ainsi que le site de St-Auban se reconvertit de la fabrication de gaz de combat à la production de disques vinyle…

La crise industrielle (de 1974 à nos jours)

Les maîtres mots sont dépression et restructuration.
La chimie provençale résiste très bien aux chocs pétroliers, grâce à une capacité d’innovation, tant au niveau des produits que des process. Le raffinage est découplé de la pétrochimie.
On passe à une industrie de qualification, concomitante à une diminution très nette des effectifs. Mais à l’inverse de la Lorraine, cette transition s’effectue en douceur, sans crise sociale.
De grandes entreprises sont nationalisées : St-Gobain, Rhône-Poulenc.
Les capitaux étrangers occupent une place de plus en plus importante.

Tableau actuel

Continuité

"Maison fondée en 1784"Le premier constat que l’on peut dresser est la continuité : certaines entreprise d’aujourd’hui sont des entreprises séculaires, et il existe à Marseille de véritables dynasties entrepreneuriales (ex : Famille LEGRE MANTE).

Innovation

Le second est sans doute inhérent à la chimie : c’est la rapidité des changements. On ne connaît pas à un horizon de 3 ans les produits à venir.
De plus de nombreuses start-up ont vu le jour sur le secteur du traitement des déchets et du recyclage.
Les grandes entreprises s’attachent également à valoriser le maximum de sous-produits issus des réacteurs.

Ouverture internationale

Les entreprises chimiques de Provence sont tournées vers l’international :

  • D’une part pour l’approvisionnement des matières premières : l’exploitation locale a cédé le pas à l’importation. On touche ici un sujet d’actualité avec la fermeture des mines de charbon de Gardanne. Le sel, et un peu de bauxite (à Gardanne) sont les dernières matières premières exploitées en Provence.
  • D’autre part avec l’ouverture des capitaux à l’étranger : seuls les japonais sont absents aujourd’hui.


Tendances et conclusion

En évoquant la Provence, on pense aux oliviers, aux champs de lavandes, au « puissant soleil de juillet [qui fait] grésiller les cigales », et à la mer turquoise qui vient faire la sieste dans la fraîcheur des calanques. C’est peut-être une représentation déformée : la Provence est aussi une grande terre d’industrie. Celle-ci a fortement impacté sur l’emploi, l’aménagement du territoire, le commerce. L’industrie chimique n’est d’ailleurs pas la seule présente en Provence : la métallurgie, l’agroalimentaire et le charbon ne doivent pas être oubliés.

Sujet longtemps tabou, les relations entre la chimie et l’environnement sont aujourd’hui au cœur des campagnes de communication des entreprises. Elles rivalisent d’initiatives pour le progrès et les réglementations anti-pollution. La chimie assoit son avenir dans le développement durable.

Chose promise, chose due : l’ingénieur de la Compagnie Générale de la Chimie André VANGOD avait un surnom tiré du provençal : « Pitchounet ». Ainsi naquit Pechiney.


La conférence et les participants

Toute l'assemblée a été évidemment séduite par nos deux historiens, que ce soit la rigueur et la précision historique de Xavier Daumalin, ou l'enthousiasme de Philippe Mioche pour son sujet.

Ce soir, les "ingénieurs" ont pu se rendre compte de l'apport des "universitaires" dans leur métier : ouverture, recul, réflexion. A l'heure où les échanges sont de plus en plus virtuels, nous avons également pu prendre conscience de notre "devoir de mémoire" vis-à-vis des historiens de demain.

Ce compte-rendu serait incomplet si deux auditeurs plus particulièrement attentifs n'étaient pas cités ! Tout d'abord notre camarade André Espagnach (69), délégué général de l'UIC PACA et Corse ; et bien sûr Robert Legré (43), descendant de la famille du même nom, fabricants d'acide tartrique "Maison fondée en 1784" !

 


Les conférenciers
Philippe Mioche est professeur d'Histoire contemporaine à l'Université de Provence, Directeur de la Maîtrise de sciences et techniques Etudes Européennes, Chaire Jean Monnet d'Histoire de l'intégration européenne.

Il est notamment l'auteur de nombreux ouvrages sur l'Europe, et sur l'histoire économique et industrielle, dont celle de la Provence :

  • Le Plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.
  • En collaboration avec Jacques Roux, Henri Malcor, un héritier des maîtres de forges, Editions du CNRS, Lyon, 1988.
  • Modernisation ou décadence. Contribution à l'histoire du Plan Monnet et de la planification en France, en collaboration avec Bernard Cazes, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 1990.
  • Doctorat d'Etat en Histoire contemporaine: "La sidérurgie et l'Etat en France des années quarante aux années soixante", Université de Paris IV, décembre 1992, 4 volumes, 1418 p. Micro-fiches éditions universitaires.
  • Jacques Ferry et la sidérurgie française depuis la seconde guerre mondiale, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1993.
  • L'alumine à Gardanne de 1893 à nos jours. Une traversée industrielle en Provence. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1994.
  • Aluminium de Grèce, l'usine aux trois rivages, (avec la collaboration d'Ivan Grinberg) , Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1996.
  • De l'idée européenne à l'Europe. XIXe-XXe, Paris, Hachette, Les fondamentaux, 1997.
  • Histoire industrielle de la Provence, sous la direction de, avec Chastagnaret (Gérard), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1998.
Xavier Daumalin est également historien, et chargé de cours à l'Université de Provence.

Entre autres publications, il a participé à la rédaction de plusieurs tomes de l'"Histoire du commerce et de l'industrie de Marseille", et est co-auteur d’un ouvrage sur "La réparation navale à Marseille" (Ed. Jeanne-Laffitte).

Son prochain ouvrage "Du sel au pétrole : l’industrie chimique de Marseille-Berre au XIXe siècle" paraîtra en avril aux éditions Tacussel.

Philippe Mioche et Xavier Daumalin sont fondateurs de l'association "Mémoire, Industrie, Patrimoine en Provence".
MIP Provence édite notamment la revue semestrielle "Industries en Provence" disponible sur abonnement.

 


Liens

Quelques liens autour de cette manifestation :

Site de l'Association MIP Provence
Les établissements Legré-Mante
Quelques histoires sur la chimie (dont celle -- malheureuse -- de Leblanc, inventeur du premier procédé moderne de fabrication de la soude). Site perso très intéressant.
Historique de l'usine Pechiney
Histoire de l'aluminium
La Compagnie du savon de Marseille
Site de l'UIC

 

Les illustrations viennent des sites cités.

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